1. Chant à Bouche Fermée
  2. Dans le Vent de France
  3. Automne
  4. La Tarara
  5. Zorongo
  6. Alaiki Mini Salam
  7. Lihabibi Oursil Salam
  8. Malaïka
  9. Hlonofatsa
  10. Manhã de Carnaval
  11. Acalanto
  12. Los Pájaros
  13. Volver
  14. El Día que me Quieras
  15. Nostalgias
  16. Si se Calla el Cantor
  17. La Joya del Pacifico

Aéropostale

Erreur
icons icons
icons

Ce programme, monté entre octobre 2017 et juin 2018, a fait l’objet de treize représentations à Venise et dans toute la France, ainsi que d’une tournée estivale en 2018.

Ténor 1 : Pierre Barthmeuf | Roman Castaingts | Maxime Chevalier | Ronan Fabre | Benoît Hébert | Thibaut Martin | Camille Villemin

Ténor 2 : Baptiste Chatenet | Hugo Demontis | Thibault de Monval | Arthur Pascault | Thomas Pigeon

Baryton : Louis Breton | Benjamin Battagli | Théophile Busschaert | Thibaut Judalet | Emmanuel Mourier | Théo Seguin | Alexandre Wellers

Basse : William Allié | Florian Béchet | Philippe Bourdier | Morgan Le Calvé | Odo Paganelli | Clément Tafin

Direction : Loïk Blanvillain

Prise de son et mixage : Renaud Perrin
Graphisme : Céline Tcherkassky | Loïk Blanvillain

Prologue

À l’heure où une information quelle qu’elle soit met environ trois nanosecondes à traverser la planète, à l’heure où le rêve recule face à la puissance et à la rapidité du numérique, à l’heure où appeler Abu Dhabi ou Montevideo nous semble bien plus simple que de traverser la rue pour aller acheter son pain, nous sortons ce disque, travail d’une année autour des premiers hommes qui ont permis de mettre en place les prémices d’une communication mondiale.

Grâce à eux, pour la première fois dès 1930, on rejoint Paris à Buenos Aires en 72h. Pour la première fois, partir, ce n’est plus abandonner son monde d’avant. Et ceci rendu possible grâce à des hommes. Des hommes qui risquent leur vie pour délivrer du courrier. Des hommes, certes, mais surtout des aventuriers qui vont explorer des territoires aériens jusqu’alors inconnus. Des aventuriers qui ouvrent la route, qui veulent aller toujours plus loin ; et pourquoi pas un jour sur la Lune ? Enfin ce sont des fous ; ou des poètes, les mains tremblantes sur les manettes en raison des vibrations de l’appareil, mais la tête haute dans les étoiles. Cette poésie, c’est parce qu’ils agissent qu’ils la possèdent. C’est la poïésis, ce qui leur permet d’exister.

Ce programme ne représente donc pas un voyage, mais une mission. Une mission de la plus haute importance : nous sommes chargés de délivrer le courrier d’Europe à Valparaiso au Chili. Et malgré la fragilité que nous représentons face aux vents, aux déserts, aux océans et aux montagnes, nous devons ensemble, par un devoir quasi-mystique, utiliser cette poésie comme moyen de transport.

Votre esprit peut alors, comme dans le Petit Prince, profiter d’une migration d’oiseaux sauvages pour s’envoler. Nos chants sont ceux de nos escales, les lampes à gaz s’y allument à la lecture de textes d’Antoine de Saint-Exupéry. L’équipe complète du Chœur d’Hommes de La Villette vous souhaite un excellent voyage.

Loïk Blanvillain

« à Léon Werth.

Je demande pardon aux enfants d’avoir dédié ce livre à une grande personne. J’ai une excuse sérieuse : cette grande personne est le meilleur ami que j’ai eu au monde. J’ai une autre excuse : cette grande personne peut tout comprendre, même les livres pour enfants. J’ai une troisième excuse : cette grande personne habite la France où elle a faim et froid. Elle a besoin d’être consolée. Si toutes ces excuses ne suffisent pas, je veux bien dédier ce livre à l’enfant qu’a été autrefois cette grande personne. Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en souviennent.) Je corrige donc ma dédicace :

à Léon Werth, quand il était petit garçon. »




Antoine de Saint-Exupéry, le Petit Prince,
éditions Gallimard, Paris, 1945

France

« Toulouse. 5h30.
La voiture stoppe net à l’entrée du hangar, ouvert sur la nuit mêlée de pluie. Des ampoules de cinq-cents bougies livrent des objets durs, nus, précis comme ceux d’un stand. Sous cette voûte, chaque mot prononcé résonne, demeure, charge le silence. Tôles luisantes, moteur sans cambouis. L’avion semble neuf. […]
– Pressons, messieurs, pressons…
Sac par sac, le courrier s’enfonce dans le ventre de l’appareil. Pointage rapide :
– Buenos Aires… Natal… Dakar… Casa… Dakar… Trente-neuf sacs. Exact ?
– Exact.
Le pilote s’habille. Chandails, foulard, combinaison de cuir, bottes fourrées. Son corps endormi pèse. On l’interpelle. « Allons ! Pressons… » Les mains encombrées de sa montre, de son altimètre, de son porte-carte, les doigts gourds sous des gants épais, il se hisse, lourd et maladroit, jusqu’au poste de pilotage. Scaphandrier hors de son élément. Mais une fois en place, tout s’allège.
Un mécanicien monte à lui :
– Six-cent-trente kilos.
– Bien. Passagers ?
– Trois.
Il les prend en consigne sans les voir.
Le chef de piste fait demi-tour vers les manœuvres :
– Qui a goupillé ce capot ?
– Moi.
– Vingt francs d’amende.
Le chef de piste jette un dernier coup d’œil : ordre absolu des choses ; gestes réglés comme pour un ballet. Cet avion a sa place exacte dans ce hangar comme dans cinq minutes dans ce ciel. Ce vol aussi bien calculé que le lancement d’un navire. Cette goupille qui manque : erreur éclatante. Ces ampoules de cinq-cent bougies, ces regards précis, cette dureté pour que ce vol relancé d’escale en escale soit un effet de balistique et non une œuvre de hasard. Pour que, malgré les tempêtes, les brumes, les tornades, malgré les mille pièges du ressort de soupape, du culbuteur, de la matière, soient rejoints, distancés, effacés : express, rapide, cargos, vapeur ! Et touchés dans un temps record Buenos Aires ou Santiago du Chili. »

Antoine de Saint-Exupéry, Courrier Sud,
éditions Gallimard, Paris, 1929

Espagne

« Aujourd’hui, tu franchiras l’Espagne avec une tranquillité de propriétaire. Des visions connues, une à une, s’établiront. Tu joueras des coudes, avec aisance, entre les orages. Barcelone, Valence, Gibraltar, apportées à toi, emportées. C’est bien. Tu dévideras ta carte roulée, le travail fini s’entasse en arrière. Mais je me souviens de tes premiers pas, de mes derniers conseils, la veille de ton premier courrier. Tu devais, à l’aube, prendre dans tes bras les méditations d’un peuple. Dans tes faibles bras. Les porter à travers mille embûches comme un trésor sous le manteau. Courrier précieux t’avait-on dit, courrier plus précieux que le vie. Et si fragile. Et qu’une faute disperse en flammes, et mêle au vent. Je me souviens de cette veillée d’arme :
– Et alors ?
– Alors tu tâcherais d’atteindre la plage de Peniscola. Méfie toi des barques de pêche.
– Ensuite ?
– Ensuite jusqu’à Valence tu trouveras toujours des terrains de secours : je les souligne au crayon rouge. Faute de mieux, pose-toi dans les rios secs.
Abat-jour vert de cette lampe, devant ces cartes dépliées. De chaque point du sol, un secret vivant. Les pays inconnus ne livraient pus de chiffres morts, mais de vrais champs avec des fleurs – où justement il faut se méfier de cet arbre – mais de vraies plages avec leur sable – où, vers le soir, il faut éviter les pêcheurs.
Déjà tu savais que nous ne connaîtrions jamais de Grenade ou d’Almeria, ni l’Alhambra ni les mosquées, mais un ruisseau, un oranger, mais leurs plus humbles confidences.
– Écoute-moi donc : s’il fait beau ici, tu passes tout droit. Mais s’il fait mauvais, si tu voles bas, tu appuies à gauche, tu t’engages dans cette vallée.
– Je m’engage dans cette vallée.
– Tu rejoins la mer plus tard, par ce col.
– Je rejoins la mer par ce col.
– Et tu te méfies de ton moteur : la falaise à pic et des rochers.
– Et s’il me plaque ?
– Tu te débrouilles. »

Antoine de Saint-Exupéry, Courrier Sud,
éditions Gallimard, Paris, 1929

Maroc

« Et pourtant, nous avons aimé le désert.
S’il n’est d’abord que vide et silence, c’est qu’il ne s’offre point aux amants d’un jour. Un simple village de chez nous déjà se dérobe. Si nous ne renonçons pas, pour lui, au reste du monde, si nous ne rentrons pas dans ses traditions, dans ses coutumes, dans ses rivalités, nous ignorons tout de la partie qu’il compose pour quelques-uns. Mieux encore, à deux pas de nous, l’homme qui s’est muré dans son cloître et vit selon ses règles qui nous sont inconnues, celui-là émerge véritablement dans des solitudes tibétaines, dans un éloignement où nul avion ne nous déposera jamais. Qu’allons nous visiter de sa cellule ? Elle est vide. L’empire de l’homme est intérieur. Ainsi, le désert n’est point fait de sable, ni de Touaregs, ni de Maures, même armés d’un fusil.

Mais voici qu’aujourd’hui nous avons éprouvé la soif. Et ce puits que nous connaissions, nous découvrons, aujourd’hui seulement, qu’il rayonne sur l’étendue. Une femme invisible peut enchanter ainsi toute une maison. Un puits porte loin, comme l’amour.

Les sables sont d’abord déserts, puis vient le jour où, craignant l’approche d’un rezzou, nous y laissons les plis du grand manteau dont il s’enveloppe. Le rezzou aussi transfigure les sables.

Nous avons accepté la règle du jeu, le jeu nous forme à son image. Le Sahara, c’est en nous qu’il se montre. L’aborder, ce n’est point visiter l’oasis, c’est faire notre religion d’une fontaine. »

Antoine de Saint-Exupéry, Terre des Hommes,
éditions Gallimard, Paris, 1939

Sénégal

« De Saint-Louis pour Juby : Sans nouvelles France-Amérique stop. Descendez urgence Port-Étienne. […]

Nous entrons dans la nuit, sous le feu du bord d’une cigarette, et le monde reprend ses vraies dimensions. À gagner Port-Étienne vieillissent les caravanes. Saint-Louis du Sénégal est aux confins du rêve. Ce désert, tout à l’heure, n’était qu’un sable sans mystère. Les villes à trois pas s’offraient et le sergent armé pour la patience, le silence et la solitude sentait vaine une telle vertu. Mais une hyène crie et le sable vit, mais un appel recompose le mystère, mais quelque chose naît, fuit, recommence…
Mais les étoiles mesurent pour nous les vraies distances. La vie paisible, l’amour fidèle, l’amie que nous croyons chérir, c’est de nouveau l’étoile polaire qui les balise…
Mais la Croix du Sud balise un trésor. […]

L’aube. Cris rauques des Maures. Leurs chameaux à terre crevés de fatigue. Un rezzou de trois cents fusils, descendu en secret du nord, aurait surgi à l’est et massacré une caravane.
Si nous cherchions du côté du rezzou ?
« Alors en éventail, d’accord ? Celui du centre fonce plein est… »
Simoun : dès cinquante mètres d’altitude, ce vent nous sèche comme un aspirateur. […]

De Saint-Louis du Sénégal pour Toulouse : France-Amérique retrouvé est Timéris stop. Parti ennemi à proximité stop. Pilote tué avion brisé courrier intact stop. Continue sur Dakar.

De Dakar pour Toulouse : courrier bien arrivé Dakar.
Stop. »

Antoine de Saint-Exupéry, Courrier Sud,
éditions Gallimard, Paris, 1929

Brésil

« Rivière relisait maintenant les télégrammes de protection des escales du nord. Ils ouvraient au courrier d’Europe une route de Lune : « Ciel pur, pleine Lune, vent nul. » Les montagnes du Brésil, bien découpées sur le rayonnement du ciel, plongeaient droit, dans les remous d’argent de la mer, leur chevelure serrée de forêts noires. Ces forêts sur lesquelles pleuvent, inlassablement, sans les colorer, les rayons de Lune. Et noires aussi comme des épaves, en mer, des îles. Et cette Lune, sur toute la route, inépuisable : une fontaine de lumière.

Si Rivière ordonnait le départ, l’équipage du courrier d’Europe entrerait dans un monde stable qui, pour toute la nuit, luisait doucement. Un monde où rien ne menaçait l’équilibre des masses d’ombre et de lumière. Où ne s’infiltrait même pas la caresse de ces vents purs, qui, s’ils fraîchissent, peuvent gâter en quelques heures un ciel entier. […]

– Bahia Blanca ne nous communique toujours rien par T.S.F. ?
– Non.
– Appelez-moi l’escale au téléphone.
Cinq minutes plus tard, il s’informait :
– Pourquoi ne nous passez-vous rien ?
– Nous n’entendons pas le courrier.
– Il se tait ?
– Nous ne savons pas. Trop d’orages. Même s’il manipulait nous n’entendrions pas.
– Trelew entend-il
– Nous n’entendons pas Trelew.
– Téléphonez.
– Nous avons essayé : la ligne est coupée.
– Quel temps chez vous ?
– Menaçant. Des éclairs à l’ouest et au sud. Très lourd.
– Du vent ?
– Faible encore, mais pour dix minutes. Les éclairs se rapprochent vite.
Un silence.
– Bahia Blanca ? Vous écoutez ? Bon. Rappelez-nous dans dix minutes. »

Antoine de Saint-Exupéry, Vol de nuit,
éditions Gallimard, Paris, 1931

Argentine

« Elle se leva, ouvrit la fenêtre, et reçut le vent dans son visage. Cette chambre dominait Buenos Aires. Une maison voisine, où l’on dansait, répandait quelques mélodies qu’apportait le vent, car c’était l’heure des loisirs et du repos. Cette ville serrait les hommes dans ses cent mille forteresses ; tout était calme et sûr ; mais il semblait à cette femme que l’on allait crier « Aux armes ! » et qu’un seul homme, le sien, se dresserait. Il reposait encore, mais son repos était le repos redoutable des réserves qui vont donner. Cette ville endormie ne le protégeait pas : ses lumières lui sembleraient vaines, lorsqu’il se lèverait, jeune dieu, de leur poussière. Elle regardait ses bras solides, qui, dans une heure, porteraient le sort du courrier d’Europe, responsable de quelque chose de grand, comme le sort d’une ville. Et elle fut troublée. […]

Il ouvrit les yeux.
– Quelle heure est-il ?
– Minuit
– Quel temps fait-il ?
– Je ne sais pas…
Il se leva. Il marchait lentement vers la fenêtre en s’étirant.
– Je n’aurai pas très froid. Quelle est la direction du vent ?
– Comment veux-tu que je le sache…
Il se pencha :
– Sud. C’est très bien. Ça tient au moins jusqu’au Brésil.
Il remarqua la Lune et se connut riche. Puis ses yeux descendirent sur la ville.
Il ne la jugea ni douce, ni lumineuse, ni chaude. Il voyait déjà s’écouler le sable vain de ses lumières. »

Antoine de Saint-Exupéry, Vol de nuit,
éditions Gallimard, Paris, 1931

Argentine

« Je raconterai une courte escale quelque part dans le monde. C’était près de Concordia, en Argentine, mais c’eût pu être partout ailleurs : le mystère est ainsi répandu.
J’avais atterri dans un champ, et je ne savais point que j’allais vivre un conte de fées. Cette vieille Ford dans laquelle je roulais n’offrait rien de particulier, ni ce ménage paisible qui m’avait recueilli.
« Nous vous logerons pour la nuit… »

Mais à un tournant de la route, se développa, au clair de Lune, un bouquet d’arbres et, derrière ces arbres, une maison. Quelle étrange maison ! Trapue, massive, presque une citadelle. Château de légende qui offrait, dès le porche franchi, un abri aussi paisible, aussi sûr, aussi protégé qu’un monastère. Alors, apparurent deux jeunes filles. Elles me dévisagèrent gravement, comme deux juges postés au seuil d’un royaume interdit : la plus jeune fit une moue et tapota le sol d’une baguette de bois vert, puis, les présentations faites, elles me tendirent la main sans un mot, avec un air de curieux défi, et disparurent. J’étais amusé et charmé aussi. Tout cela était simple, silencieux et furtif comme le premier mot d’un secret.
« Eh ! Eh ! Elles sont sauvages », dit simplement le père.
Et nous entrâmes. […]

Les deux jeunes filles réapparurent aussi mystérieusement, aussi silencieusement qu’elles s’étaient évanouies. Elles s’assirent à table avec gravité. Elles avaient sans doute nourri leurs chiens, leurs oiseaux, ouvert leurs fenêtres à la nuit claire, et goûté dans le vent du soir l’odeur des plantes. Maintenant, dépliant leur serviette, elles me surveillaient du coin de l’œil, avec prudence, se demandant si elles me rangeraient ou non au nombre de leurs animaux familiers. Car elles possédaient aussi un iguane, une mangouste, un renard, un singe et des abeilles. Tout cela vivant pêle-mêle, s’entendant à merveille, composant un nouveau paradis terrestre. Elles régnaient sur tous les animaux de la création, les charmant de leurs petites mains, les nourrissant, les abreuvant, et leur racontant des histoires que, de la mangouste aux abeilles, ils écoutaient. […]
À mon tour, à la dérobée, je regardais ces jeunes filles. Leur finesse, leur rire silencieux derrière le paisible visage. Et j’admirais cette royauté qu’elles exerçaient. »

Antoine de Saint-Exupéry, Terre des Hommes,
éditions Gallimard, Paris, 1939

Chili

« Lorsque s’ouvrit la ligne d’Amérique, Mermoz, toujours à l’avant-garde, fut chargé d’étudier le tronçon de Buenos Aires à Santiago et, après un pont sur le Sahara, de bâtir un pont au-dessus des Andes. On lui confia un avion qui plafonnait à cinq mille deux cent mètres. Les crêtes de la Cordillère s’élèvent à sept mille mètres. Et Mermoz décollé pour chercher des trouées. Après le sable, Mermoz affronta la montagne, ces pics qui dans le vent, lâchent leur écharpe de neige, ce pâlissement des choses avant l’orage, ces remous si durs qui, subis entre deux murailles de rocs, obligent le pilote à une sorte de lutte au couteau. Mermoz s’engageait dans ces combats sans rien connaître de l’adversaire, sans savoir si l’on sort en vie de telles étreintes. Mermoz « essayait » pour les autres.
Enfin, un jour, à force « d’essayer » il se découvrit prisonnier des Andes.

Échoués, à quatre mille mètres d’altitude, sur un plateau aux parois verticales, son mécanicien et lui cherchèrent pendant deux jours à s’évader. Ils étaient pris. Alors ils jouèrent leur dernière chance, lancèrent l’avion vers le vide, rebondirent durement sur le sol inégal, jusqu’au précipice, où ils coulèrent. L’avion, dans la chute, pris enfin assez de vitesse pour obéir de nouveau aux commandes. Mermoz le redressa face à une crête, toucha la crête, et, l’eau fusant de toutes les tubulures crevées dans la nuit par le gel, déjà en panne après sept minutes de vol, découvrit la plaine chilienne, sous lui, comme une terre promise.
Le lendemain, il recommençait. […]

Si je cherche dans mes souvenirs ceux qui m’ont laissé un goût durable, si je fais le bilan des heures qui ont compté, à coup sûr je retrouve celles que nulle fortune ne m’eût procurées. On n’achète pas cette nuit de vol et ses cent mille étoiles, cette sérénité, cette souveraineté de quelques heures. On n’achète pas l’amitié d’un Mermoz, d’un compagnon que les épreuves vécues ensemble ont lié à nous pour toujours. »

Antoine de Saint-Exupéry, Terre des Hommes,
éditions Gallimard, Paris, 1939

Épilogue

En 1939, la Seconde Guerre Mondiale éclate et Antoine de Saint-Exupéry s’engage dans l’armée de l’air. Démobilisé à Perpignan en 1940, il s’envole pour Alger, puis New-York, où il écrira Pilote de guerre. En 1942, il confie à Sylvia Hamilton son dernier manuscrit intitulé Le Petit Prince, avant de repartir en Algérie. Considérant, tout comme au temps de l’aéropostale, que seuls ceux qui participent aux événements peuvent en témoigner, il reprend, en avril 1943, un poste dans les forces aériennes méditerranéennes en Tunisie. Au printemps 1944, il est autorisé à rejoindre une unité combattante, l’escadre 2/33, qui s’installe en Corse. Il y est nommé commandant.

Le 31 juillet 1944, Antoine de Saint-Exupéry décolle de l’aéroport de Portera, non loin de Bastia. Il vole aux commandes du F-5B-1-LO, version photo du bimoteur P-38 Lightning. Il quitte le terrain à 8h25, et met le cap sur la vallée du Rhône, pour une mission de reconnaissance photographique en vue du tout prochain débarquement en Provence, prévu pour le 15 août. Il est seul à bord, son avion n’est pas armé et il emporte du carburant pour six heures de vol. À 8h30, il se signale par son dernier écho radar. La mission démarre. Saint-Exupéry ne revient pas.

« Je puis bien écrire encore puisque ceci est ma dernière lettre. Mais j’écris couché et mes lignes s’en vont de travers, comme si j’avais bu : je n’ai bu qu’un peu de chagrin.
Ça m’ennuie que mon chagrin même soit abîmé. […]
Je découvre avec mélancolie que mon égoïsme n’est pas si grand puisque j’ai donné à autrui le pouvoir de me faire de la peine.
Petite fille, il est tendre de donner ce pouvoir. Il est mélancolique d’en voir user. Les contes de fées c’est comme ça. Un matin on se réveille. On dit : « Ce n’était qu’un conte de fées… ». On sourit de soi. Mais au fond, on ne sourit guère. On sait bien que les contes de fées, c’est la seule vérité de la vie. »

Antoine de Saint-Exupéry, Lettres à l’inconnue, mai 1943
éditions Gallimard, Paris, 2008